Vous avez sans doute entendu parler de Justine Sacco, cette spécialiste des relations publiques qui, suite à un tweet d'humour raciste, a fait l'objet d'une campagne de dénonciation sur Twitter, au point d'en perdre son emploi (
sinon, lisez-en un rapide résumé et une analyse stimulante ici). Ne vous en faites pas, je ne vais pas en profiter pour reprendre la question de l'humour : si vous ne voyez toujours pas ce qu'il y a de problématiques avec ces "blagues" qui ne font rire personne, je ne peux plus rien pour vous. Non, il y a d'autres choses à dire à propos de cette histoire qui, bon an mal an, n'est ni la première ni, certainement, la dernière. En fait, quand j'en ai eu vent, elle m'a immédiatement rappelé autre chose : les prises à partie contre les "voleurs de sexe" dans certains pays africains. Ceux-ci peuvent en effet nous fournir un cadre pour interpréter ce qui se pense lorsque Twitter, Facebook ou Tumblr s'enflamment.
Qu'est-ce que cette histoire de voleurs de sexe ? C'est une rumeur apparue au Nigéria dans les années 1970 et qui s'est par la suite répandue dans toute l'Afrique : à la suite d'un contact physique, vous pouvez vous faire voler votre sexe (essentiellement masculin) ou perdre vos érections. La peur du vol de sexe a donné lieu à plusieurs lynchages en pleine rue de prétendus voleurs de sexe.
Face à ces histoires, l'attitude courante en Occident a été de lever un sourcil moqueur à propos de ces pauvres Africains "pas assez rentrés dans l'Histoire", encoure soumis à leurs croyances magiques et shamaniques, ces grands naïfs qui ne jouissent pas de notre belle rationalité à nous qu'on a, et puis, bon, faut reconnaître que c'est un peu de leur faute tout ça. Et pourtant, l'affaire de Justine Sacco montre que nous avons aussi nos propres lynchages publics, certes moins physiquement violents, mais pas tellement différents dans leur logique.
Quoiqu'il en soit, l'anthropologue Julien Bonhomme s'est penché sur la question sans s'encombrer des préjugés colonialistes qu'il est si facile d'avoir sur ces questions. Ce qu'il montre, c'est que loin d'être les restes d'une Afrique enfoncé dans les croyances magiques, la rumeur des voleurs de sexe est le produit de la modernisation et de l'urbanisation rapide de l'Afrique. L'image qu'il donne ainsi est celle d'une Afrique engagé à toute vitesse dans une mondialisation qui transforme en profondeur les relations sociales.
Avec l'urbanisation rapide, conséquence de l'extension de la mondialisation, les individus expérimentent de nouvelles interactions, rapides, anonymes, stressantes : le trafic urbain typique, celui qu'analysait la première école de Chicago en son temps, quand un patelin américain se transformait, en quelques décennies, en une mégapole moderne. Obligés de se croiser, les individus urbains, en Afrique comme en Europe, doivent faire preuve d'une certaine réserve, faire attention, comme le disait Goffman, à ne pas faire perdre la face à l'autre, à protéger autant leur intégrité que celle des autres. Il faut maintenir une certaine distance sociale pour pouvoir vivre avec les autres.
Ainsi, Julien Bonhomme montre que les "vols de sexe" interviennent dans des situations où cette réserve, où cette distance sociale n'était pas respecté. Dans des cultures où cette distance est très courte, où l'on n'accepte pas forcément de se brosser les cheveux avec le même peigne que les autres membres de sa famille, le faible encadrement des relations urbaines les rends difficiles à vivre. Et les accusations de "vols de sexe" deviennent un mécanisme de contrôle social qui réaffirme la norme. Phénomène renforcé par les médias de masse, qui contribuent à transformer la peur de l'inconnu croisé dans la rue en peur de l'étranger menaçant la nation. Une fois de plus, on voit la modernité de cette rumeur, qui n'a finalement que bien peu à voir avec quelques croyances ancestrales...
Revenons à Justine Sacco. Il y a finalement peu de différences entre son cas et celui des voleurs de sexe. Qu'a-t-elle fait ? Son tweet a fait "perdre la face" à certaines personnes : il a attaqué leur intégrité sociale, leur identité sociale et leur représentation du monde. Comme le passager indélicat qui vous marche sur les pieds pour monter plus vite dans le métro, elle a enfreint la distance sociale qui doit être maintenu dans les interactions courantes, surtout avec des inconnus. Les protestations sont ainsi une réaffirmation de la bonne distance à avoir. Nous ne sommes pas si différents des Africains que nous prenons facilement de haut... Chez nous, ce sont ceux que l'on nomme parfois "Social Justice Warrior" qui réagissent : ces individus qui sur les réseaux sociaux, et notamment Tumblr, se font un devoir de dénoncer les propos racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou autre qui pulullent sur la Toile.
Mais poussons l'analyse plus loin. Pourquoi Justine Sacco a-t-elle enfreint cette norme ? Une hypothèse : elle a mal évalué la bonne distance à avoir sur Internet. Son tweet (voir ci-dessus) se voulait, rappelons-le, un trait d'humour (vous savez ce que j'en pense...). Et elle a pu, comme d'autres, s'étonner que d'autres ne comprennent qu'elle n'était pas sérieuse, que c'était pour rire, et que, hein, bon, si on peut plus faire des blagues maintenant, et la liberté d'expression bordel ? Sans doute cette "blague" n'aurait pas posé de problèmes dans un contexte différent, dans un cercle familial ou amical où elle n'aurait affecté l'intégrité de personne - surtout si ce cercle n'est constitué que de Blancs partageant des représentations communes sur l'Afrique (ça se voit que je fais de gros efforts pour ne pas écrire "racistes", non ?). Mais elle a fait cette blague sur Internet... Un lieu où se rencontrent les groupes, où se recouvrent les cercles, et où, immanquablement, on finit par rencontrer des inconnus. De la même façon que l'urbanisation a transformé les relations sociales en rapprochant les individus et en leur demandant de faire preuve de plus de distance pour respecter les autres...
Les prises à partie sur Internet comme celle de Justine Sacco sont courantes. Elles ne sont pas le produit de la bêtise ou de l'irrationalité des utilisateurs des réseaux sociaux, encore moins la conséquence d'une culture du "politiquement correct" dont nous rebattent les oreilles des pseudo-rebelles-vrais-conservateurs qui pensent que dire "les Noirs sont des singes" ou "les femmes, c'est des putes", c'est être à la pointe de l'audace et de l'originalité. Elles sont plutôt la conséquence d'un rapprochement et d'une multiplication des interactions entre individus différents - à des années lumières du déclin de la sociabilité qu'on nous promet/décrit à intervalles réguliers - qui demandent à ce que l'on trouve la bonne distance à tenir entre soi et les autres, à ce que l'on établisse des normes sur ce qu'il est acceptable de dire et de faire quand on se doit de vivre avec les autres. Il y a des gens qui appellent ça le "vivre ensemble". Pas sûr qu'ils y aient qu'il y ait toujours réfléchis.
Une dernière chose encore. On aurait tôt fait d'interpréter ce genre de prise à parti comme du "communautarisme" : des communautés soucieuses de chacune se protéger contre les autres, chacune réclamant reconnaissance et respect. Rien ne serait plus faux. Si on reprend la distinction classique de Tönnies entre communauté et société, c'est même tout l'inverse. Les communautés sont des groupes qui exercent un fort contrôle sur leurs membres, tous semblables, et peuvent se mettre à l'abri de l'influence des autres groupes. Ici, au contraire, nous avons des individus qui ne se connaissent pas, qui ont des relations beaucoup plus lâches, qui ne sont certainement pas des semblables, mais qui se trouvent devoir cohabiter... Un phénomène qui est typiquement, finalement, des sociétés. Où justement il devient impossible de faire des blagues "communautaires", c'est-à-dire qui ne font rire que les membres de sa communauté au détriment des autres communautés... Et si les "social justice warriors" nous rappelaient simplement que nous vivons en société ?